Désirés, célébrés, acclamés, mais naufragés… les auteurs doublement punis par le confinement. Un article de la journaliste Anne Chaon pour la lettre Astérisque n°65.

Des films et des séries. Des docs aussi, des visites virtuelles dans les musées et des lectures : classiques, poésies, premiers romans, BD et philo. Des podcasts en boucle et des récits radiophoniques en rêvant, en rangeant, en bricolant, en cuisinant…
On n’aura sans doute jamais consommé autant de « culture » que pendant le confinement, le principal loisir et la meilleure alliée à défaut de traîner en terrasse ou dans les sous-bois. Mais quand la Scam a interrogé les présidentes et présidents des différentes commissions, tous ont relevé le paradoxe cruel entre ce festin de sons, d’images et de lettres et la désolation semée dans leur secteur par ces deux mois suspendus.

Présidente de la commission des images fixes, Bénédicte Van der Maar évoque un « arrêt total ». Brigitte Chevet, pour la commission du répertoire audiovisuel, « l’incertitude et l’angoisse ». Benoît Peeters (Écrit), des « livres mort-nés » et le découragement. Lise Blanchet (Journalistes), la « précarisation accentuée » du métier et, Karine Le Bail (Répertoire sonore), des « stratégies de survie » mises à mal et des projets déprogrammés. Pas mieux chez Laëtitia Moreau (Écritures et formes émergentes) qui espère juste que cette « crise douloureuse » déclenchera une réaction énergique sur le statut de l’artiste-auteur.
Au-delà de leur amer constat, tous avancent mille idées pour sortir du naufrage et parer les prochains coups. Car la débrouille et les budgets d’équilibristes sont légion dans ces mondes où, pour survivre, on se doit souvent d’opérer avec plusieurs cordes à son arc et de jouer les « couteaux suisses », comme le soulignent certains d’entre eux.

Hormis peut-être pour l’écrit, photographier, enregistrer, capter le monde, le filmer impose de mettre le nez dehors : « À part photographier sa chambre ou ses chaussures, pour nous, le confinement a immédiatement signifié un arrêt total de la production », remarque Bénédicte Van der Maar. En parallèle, elle a vu la publication de ses reportages suspendue sine die, des expositions annulées et, dans le même souffle, des ventes de photos contemporaines, inscrites au catalogue d’une grande maison d’enchères, en disparaître soudainement, jusqu’à la fin de l’année :
Pas reportées… annulées , insiste-t-elle.

Ce qui lui inspire deux réflexions.

« Avec ces deux mois, on a basculé plus vite dans l’ère numérique qu’au cours des vingt dernières années », avec l’hyperconsommation culturelle en ligne. « En photo, on avait déjà largement vécu cette crise. Mais elle rend encore plus urgent de protéger les œuvres et de modifier notre écosystème. » Il est devenu commun aux maisons d’édition « d’emprunter » une photo sans la payer pour orner la couverture d’un livre – celle qui, bien souvent, le fera mieux vendre. Et à la presse de diffuser un cliché sans penser un instant à en rémunérer le photographe, expose-t-elle en évoquant ces milliers de photos volées, jamais payées à leurs auteurs. « Aujourd’hui, 90 % des diffuseurs suppriment les métadonnées de nos images et on ne récupère rien. » Inadmissible, et économiquement invivable. « Il faut arrêter cette gratuité de la photo. » C’est devenu vital pour nos métiers, sinon tout s’arrête. Des solutions techniques existent, qui permettent de tatouer chaque pixel d’un cliché afin d’en préserver son identité. « Tronqué, copié, recadré, il garde son ADN. »

Son autre sujet, alors que les sociétés de vente de photos d’art en ligne se développent, c’est le droit de tirage. Au début du XXe siècle, la législation s’est alignée de fait sur celle de la sculpture. Jusqu’à aujourd’hui, une « photo d’art » ne peut être tirée à plus de 30 exemplaires signés de l’artiste. « C’est très insuffisant : ça marchait dans les années cinquante, mais aujourd’hui, avec le numérique, il nous faudrait pouvoir effectuer 300 tirages pour survivre. Une boîte comme YellowKorner vend à 5 000. »
Bénédicte Van der Maar dénonce un « manque de volonté politique » de la France, quand l’Allemagne, avec Düsseldorf pour capitale européenne de la photo, mise déjà depuis longtemps sur la photo contemporaine.
« Il faut défendre l’œuvre des vivants, pas seulement celle des morts », bataille-t-elle. « J’espère que la Covid éveillera les consciences et nous aidera à construire un marché sécurisé. Le numérique, c’est comme le feu : c’est extraordinaire mais ça peut tuer », conclut-elle joliment.
Ce que vit la photo résonne aussi chez les acteurs de l’image animée : avec le virus qui isole les équipes et les assigne à domicile, « les tournages ont été suspendus », résume Brigitte Chevet dont un 52 minutes qui devait être lancé mi-mars a été renvoyé « à juillet-si-tout-va-bien » – un documentaire de ce format, c’est un an de travail qui part en poussière.
« On se prépare un été angoissant… C’est le flou le plus absolu. Les auteurs déjà fragiles le sont encore plus, ils n’ont plus les moyens de refaire leur cagnotte », prévient-elle. Très vite, la commission audiovisuelle a fait voter un fonds d’aide d’urgence à l’image et au son. La Scam a fait appel à la solidarité des diffuseurs pour qu’ils reprogramment des documentaires afin d’aider les auteurs à engranger des droits. « Mais on a eu très peu de retours », avouait-elle mi-mai.
« La Grande Vadrouille, c’est bien, mais il existe aussi beaucoup de docs très appréciés du grand public. » Elle en appelle aux grandes chaînes pour qu’elles « ne laissent pas tomber les auteurs, qu’elles rediffusent leurs œuvres mais aussi qu’elles ne gèlent pas les projets déjà signés et repassent commande ».
Or du côté des sociétés de production – les boîtes de prod – toutes ne jouent pas le jeu de la solidarité, doux euphémisme.
« Il existe beaucoup de boîtes, plus ou moins solides – certaines en grande difficulté – et au comportement plus ou moins vertueux. Certaines ont refusé le chômage partiel à leurs auteurs », explique Lise Blanchet qui, aux commandes de la commission des journalistes, en voit passer de toutes les couleurs – et des plus baroques.
Quand le contrat d’un documentaire est signé, le paiement ne se déclenche qu’au premier jour de tournage : si celui-ci est suspendu, l’auteur ne touche pas un centime malgré des mois de préparation. Et quand le tournage est terminé, encore faut-il pouvoir monter le film. « Et là, elles ne sont pas du tout vertueuses » et proposent du chômage partiel au réalisateur au travail : « Pour le coup, on bosse gratis ! »
La difficulté, commune à de nombreux auteurs, reprend Lise Blanchet, c’est la grande variété de statuts : pigistes, intermittents (pour l’audiovisuel), autoentrepreneurs, auteurs indépendants, etc. Début mai, le gouvernement a prolongé les droits des intermittents jusqu’à janvier 2021. Pour les autres, les employeurs font preuve d’une créativité sans limite pour réduire leurs charges, payant les journalistes en droits d’auteur ou honoraires : c’est illégal et n’équivaut pas du tout à un salaire en termes de protection.
« Il y a des contrevenants partout et cette crise va encore accroître la précarisation : des boîtes de prod vont fermer, des médias se regrouper encore davantage et, au final, il y aura moins de travail. Le métier de journaliste était déjà difficile, il le sera encore plus », prédit-elle.
Karine Le Bail se heurte aussi à cette grande variété de situations à la commission répertoire sonore, avec des auteurs autoentrepreneurs payés à l’œuvre, qui n’ont pas touché un centime depuis le début du confinement.
« Et pourtant, la radio restera comme un des grands médias du confinement avec un immense besoin d’écouter des informations et des histoires. »
« Ceux qui ont des contrats de grille, avec des émissions fixes, ont leur salaire maintenu même quand elles ont été déprogrammées – notamment sur les antennes de Radio France, engagées de plus à ne procéder à aucun licenciement », précise-t-elle. Mais ce n’est pas la même chanson pour les documentaristes ou les podcasteurs et producteurs indépendants. « Tournages annulés ou reportés sans garantie, diffusions déprogrammées, toute la chaîne, déjà précaire, est fragilisée. » Elle en appelle à un « fonds de création » auprès du ministère de la Culture – un rapport a été rendu – afin de soutenir ces auteurs qui, pour survivre, n’ont d’autres choix que de multiplier leurs sources de revenus. « Ce sont de véritables couteaux suisses : ils savent tout faire, mais nombre d’entre eux sont en surmenage », résume Karine Le Bail. « Il n’existe aucun dispositif de soutien à la création radiophonique. Certains auteurs crient famine et on n’a aucun moyen de les aider. »
« Avec des profils aussi différents, on ne rentre dans aucune case », renchérit Laëtitia Moreau, à la tête de la commission écriture et formes émergentes qui regroupe une vaste variété de talents. Elle aussi recourt à la métaphore du « couteau suisse » : la plupart des auteurs surnagent dans une économie de survie, qui compte sur le circuit des salles de cinéma et des festivals – tous à l’arrêt depuis la mi-mars. « En faisant le tour, j’ai réalisé que cette catégorie d’auteurs, parmi les plus fragiles, ne sont même pas en mesure de prouver que leurs revenus ont baissé. » Sur le papier, poursuit-elle, plusieurs pourraient prétendre à un fonds de soutien, mais « la grande diversité de leurs sources de revenus fait qu’ils ne sont éligibles à aucun. Ils ne rentrent pas dans les dispositifs mis en place… »
La solution, à ses yeux, est de créer enfin un statut simplifié d’auteur-autrice qui réponde à cette réalité, comme le préconise le rapport Racine, rendu en janvier au ministre de la Culture. « Il faut faire de cette crise une occasion d’avancer, traduire ce moment douloureux en gains concrets. Créer une case pour les incasables. »
Tous le savent et le redoutent : le temps perdu ne se rattrape guère, ne se rattrape plus. « La plupart des festivals ont été annulés ou reportés sine die, or pour les jeunes auteurs Jeunesse, comme en BD d’ailleurs, ce sont les festivals et les interventions en milieu scolaire qui permettent de tenir, de se faire connaître et rémunérer », rappelle Benoît Peeters, président de la commission de l’écrit qui parle de « perte sèche ». Pour lui, l’impact est particulièrement douloureux pour les auteurs Jeunesse.
« Les auteurs de l’écrit ont des revenus irréguliers qui rentrent mal dans les aides d’État et correspondent mal aux critères prédéfinis. »
Tiens, tiens… Plume, micro, caméra : même combat, évidemment. Eux aussi, à défaut d’un statut clair et défini, ont du mal à se faire reconnaître comme profession.
« Au-delà des festivals, beaucoup de livres ont été reportés », reprend Benoît Peeters. Renvoyés à des jours meilleurs, sans date arrêtée, ni même promesse de survie. D’autres, sortis entre le début de l’année et la mi-mars, à la veille du confinement et de la fermeture brutale des librairies, sont « mort-nés » poursuit-il : « Sans compter les éditeurs qui revoient leur stratégie, annulent les premiers romans et ne misent plus que sur les best-sellers… Éditeurs et libraires vont avoir besoin de trésorerie. »
Quand un livre ou un album paraît, il faut une chaîne de bonnes fées pour le présenter au monde, des éditeurs et des libraires pour le défendre, la presse pour le mettre en avant. « Pour les jeunes auteurs, c’est la double peine. » Un ouvrage porté parfois pendant plusieurs années, s’il n’est pas défendu, sombre dans le cimetière des œuvres sans destin, au risque de créer de graves dommages, financiers mais aussi psychologiques, chez leurs auteurs. « Je vois beaucoup de découragement, d’à-quoi-bon… J’ai déjà entendu de jeunes auteurs me dire, cette fois je lâche », assure Benoît Peeters qui redoute qu’au passage de cette crise se perdent des auteurs singuliers, des voix uniques.
La réponse ? un statut d’auteur, enfin, une bonne fois. Qu’on s’appuie sur le rapport Racine. « Qu’on arrête de considérer que la culture relève d’une consommation gratuite et interchangeable. L’incurie de nombreuses années se paie aujourd’hui au prix fort. Nous ne sommes plus dans le temps de l’analyse, mais dans celui de l’urgence », martèle-t-il.
Depuis le début du déconfinement, tribunes et pétitions interpellent les autorités pour leur demander de réagir au plus vite pour sauver l’art lyrique, les théâtres, les musées, l’édition et les libraires… Le public donne raison aux signataires : les lecteurs se sont jetés sur les librairies dès le 11 mai, dopant les ventes de livres : +233 % en une semaine (11-17 mai) en valeur et +178 % en volume. Bien mieux que l’an dernier à la même époque. Un véritable cri d’amour.

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