Présenter Gallica, pour un écrivain, c’est parler de son outil de travail. Un article de Jean-Claude Bologne, pour la lettre Astérisque n°65.

J’ai l’enthousiasme facile et une propension naturelle à m’approprier tout ce qu’on met à ma disposition. J’ai jadis feuilleté compulsivement les fiches dans les tiroirs de Richelieu ; frétillé devant les premiers catalogues numériques ; dès sa mise en ligne en 1997, Gallica m’a excité les neurones. Vingt ans n’ont pas guéri l’addiction. Nulla dies sine Gallica, dirais-je en paraphrasant Apelle : je me surprends encore à vérifier à trois heures du matin une référence qui m’empêchait de dormir. Six millions de documents en pyjama : de quoi bénir l’insomnie. Et le confinement, vécu ces derniers temps, n’a fait qu’aggraver l’addiction !

Le bon artisan est celui qui forge lui-même ses outils : les outils informatiques ont besoin d’être configurés pour être efficaces. On juge de leur qualité à la diversité et à la finesse des critères de recherche, mais aussi aux possibilités qu’ils offrent de s’adapter à nos requêtes, de les personnaliser en fonction de nos besoins, de les mémoriser et de les enrichir en permanence. Même s’il reste une marge de progression, c’est un atout de Gallica parmi les bibliothèques numériques existantes.

Sa principale force réside dans la richesse des métadonnées. Face à des millions de références qu’il devait créer et restituer en un temps record, Google-Livres (puisqu’il faut l’appeler par son nom) a adopté la stratégie du lièvre : partir vite et glaner les informations en cours de route. La stratégie de la tortue a donné à Gallica la victoire du long terme — si tant est que la compétition soit achevée. Rareté des doublons, références plus fiables (sur les dates, mais aussi les noms des auteurs, ou sur la distinction entre titres d’œuvre et de collection) et plus nombreuses : l’interrogation thématique et la requête par type de document permettent de limiter plus rapidement le champ de recherche.
Dans les bibliothèques virtuelles, en effet, le principal problème du chercheur n’est plus de trouver les sources, mais de ne pas se laisser submerger par leur prolifération, d’éliminer les références non pertinentes, d’identifier les éditions fiables, d’éviter les doublons…
De ce point de vue, Gallica apporte une solution performante. Le tri et l’affinage progressif des résultats, quoique encore approximatifs, épargnent les feuilletages fastidieux. Et la fonction de recherche par proximité est étonnante d’efficacité ! Quelques progrès sont encore à réaliser, notamment sur l’affichage et le classement des occurrences d’un terme dans les résultats, mais l’outil est en perpétuel développement.

Les différences d’approche se sont accentuées entre les deux bibliothèques numériques. La recherche générale présente encore des faiblesses dans Gallica, plus efficace dans la recherche avancée. Sur Google, en revanche, cette dernière est désormais bien cachée et n’a guère évolué, mais l’intégration de la requête sur les livres dans le moteur de recherche général est appréciable.
L’accent est alors mis sur la facilité de consultation : rapidité de réponse (la complexité de Gallica se paie par la lourdeur du chargement), reconnaissance de caractère systématique (Gallica n’a pas océrisé tous ses livres anciens), dimensionnement des serveurs (la forte fréquentation de Gallica, durant le confinement, a souvent bloqué les requêtes). Si l’on s’en tient aux strictes nécessités de la documentation, les deux outils, fondés sur des stratégies distinctes, restent indispensables.

Mais cette différence de stratégie ne se résume pas à ses conséquences pratiques. Pour un auteur, le recours à Gallica est aussi un choix idéologique. Si elle est née bien avant son concurrent américain, la base française a connu une impulsion décisive en 2005, lorsqu’une tribune de Jean-Noël Jeanneney, à l’époque président de la BnF, relève le « défi » lancé par ce qui s’appelait encore Google Print. C’est alors le choix du droit d’auteur contre une conception du fair use proche du piratage organisé. À la fois lieu dématérialisé (un site accessible à tous) et espace d’accueil physique (certains documents ne sont communiqués qu’en salle de lecture), la BnF s’adapte mieux aux différents stades de protection des documents. L’option patrimoniale s’y oppose nettement à l’exploitation commerciale. Si les principes juridiques ont depuis évolué, la différence est encore flagrante sur plusieurs points, notamment sur les possibilités d’appropriation et de partage d’un outil.

En effet, forger soi-même son outil, dans le monde du 2.0, cela s’apprécie aussi à la façon dont on peut contribuer à son enrichissement. C’est le second défi qu’a dû relever Gallica, surtout pour une bibliothèque issue d’un service public et d’une histoire multiséculaire de culture descendante. Instrument de référence, elle doit garantir l’unicité des sources (dans leur forme stricte d’origine) et la stabilité du format (pour les consultations futures) afin que les informations soient vérifiables à tout moment, conditions indispensables à une utilisation scientifique. Or, cela ne peut se faire que dans un système d’autorité qui limite et valide d’éventuelles modifications. C’est un des enjeux de toute la culture Internet, qui doit trouver un juste équilibre entre l’enrichissement participatif et la fiabilité du contenu.

L’appropriation, sur Gallica, reste pour cela limitée aux démarches fondamentales : paramétrer les préférences, sauvegarder les requêtes, télécharger un document ou un rapport de recherche, se tenir informé des apports congruents par un flux RSS, mettre en ligne ses découvertes sur les réseaux sociaux… Pour le reste, il faut se laisser porter par les suggestions de la page d’accueil qui, dois-je l’avouer, m’ont toujours paru plus ludiques qu’opérationnelles. Du moins permettent-elles de faire rebondir de façon aléatoire la recherche. Internet, qui permet de savoureux vagabondages au fil de sa toile d’araignée, a redécouvert la sérendipité, face cachée de la recherche qu’il est enfin permis d’assumer !

Le 2.0 n’est pas et ne peut être dans l’ADN d’une bibliothèque patrimoniale. Cela n’empêche pas qu’il fasse d’intéressantes incursions dans Gallica. Le tout nouveau projet Gallicarte en constitue un ingénieux jalon. À partir d’un document (image ou carte) de Gallica, un « outil participatif » permet aux internautes de le géolocaliser ou de corriger les données suggérées par les algorithmes. Si le côté ludique est privilégié dans sa présentation (« de quoi se lancer quelques défis amusants »), l’appel aux « corrections collaboratives » permettra un réel enrichissement des collections. Les résultats seront avalisés par un modérateur de la BnF. Parmi les « défis Gallica » qui bénéficient d’un hashtag sur son compte Twitter, la géolocalisation dépasse de loin les invitations à « jouer » avec la culture.

La mise en place d’une résidence artistique visant à faire dialoguer le corpus patrimonial de la BnF avec celui d’autres cultures (en l’occurrence du Bénin en 2019) offre également à des artistes des possibilités expérimentales qui inscrivent le fonds historique dans la création contemporaine. L’opportunité de tester les nouvelles fonctionnalités ou celle de proposer un projet visant à améliorer le site, sont tout aussi importantes pour l’ouvrir à ses utilisateurs sans dénaturer sa vocation première.

Tel est le défi posé à Gallica. À une époque où le nombre de grands lecteurs diminue, où la sacralisation de la culture n’a plus de raison d’être, il faut trouver un équilibre entre une vocation patrimoniale (pour laquelle la BnF est la mieux armée) et de nouvelles pratiques (pour lesquelles la concurrence est rude). Conquérir de nouveaux publics, notamment plus jeunes, sans se couper du monde des chercheurs, préserver l’intégrité, dont on reste le garant, tout en s’ouvrant aux démarches participatives et à l’appropriation artistique. En fait, combiner le sérieux de l’outil et l’attrait du jeu. Si certaines tentatives peuvent laisser perplexe, c’est qu’elles s’adressent à d’autres publics qui entretiennent d’autres rapports à la culture. Mais l’essentiel est de se sentir membre d’une communauté, celle des Gallicanautes, qui partagent le même amour de la culture considérée comme un enrichissement collectif et non comme un produit de consommation.

La présence d’une équipe se perçoit constamment dans Gallica et contribue à créer une communauté d’intérêt ou de complicité. Une équipe restée inventive durant la période de confinement, imaginant chaque jour des jeux pour les enfants, rendant hommage aux soignants, rebondissant sur l’actualité avec un décalage chronologique (ah, le pangolin au XVIIe siècle, la quarantaine au XIXe). Et l’on se sent vraiment en famille lorsqu’on nous signale, à deux heures du matin, une fréquentation excessive du site en nous assurant que l’équipe travaille activement à résoudre le problème ! Tout va bien : nous ne restons jamais seuls.

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