Parti de loin en termes de catalogue disponible et d’appétence des publics, le livre audio est désormais entré dans la vie des Français, et particulièrement des jeunes. Un article de la journaliste Isabelle Szczepanski, pour la lettre Astérisque n°65.

Cette évolution, encore en cours, est le fruit de l’investissement des éditeurs, de l’implication des auteurs, et la conséquence directe des évolutions technologiques.

L’enregistrement d’œuvres littéraires ou documentaires n’est pas récent, il est intimement lié à la pratique ancestrale de la lecture publique, mais sa transformation en secteur de l’édition à part entière a été largement facilitée par les évolutions technologiques récentes. C’est pourquoi l’émergence de ce qu’il est convenu d’appeler le « livre audio » est souvent étudiée avec la montée du livre numérique, qui est considéré comme son frère. En 2019, le livre audio a d’ailleurs fait son entrée – très remarquée – dans le baromètre Sofia / SNE / SGDL sur les usages du livre numérique. L’on y a notamment appris que 7,7 millions de Français ont déjà écouté un livre audio, et que 78 % d’entre eux font partie des 22 % de Français qui ont déjà lu un livre numérique, ce qui confirme la parenté des deux modes de lecture. Particularité de ces deux formats : la jeunesse de leurs utilisateurs. Ce sont en effet les 15 / 24 ans qui écoutent le plus de livres audio (21 % contre 9 % des 65 ans et plus) et lisent le plus de livres numériques (34 % contre 12 %).


Éditions abrégées

Nous sommes loin du temps où le livre audio était réservé aux personnes qui, pour des raisons de santé, n’avaient pas ou plus accès au livre écrit. « Au départ, le public du livre enregistré était un public malvoyant. Le livre enregistré sur phonographe s’est développé au Royaume-Uni pour des soldats rentrés de la guerre 1914-1918, et qui avaient perdu la vue », nous explique Valérie Lévy-Soussan, présidente directrice générale d’Audiolib, filiale d’Hachette Livre qui publie des livres audio depuis 2008. Les supports disponibles d’alors ne permettaient bien souvent pas d’enregistrer les œuvres dans leur intégralité, les disques ne pouvant dépasser un peu plus d’une heure. Cette limite technologique pourrait expliquer le développement, avant même l’avènement du Compact-Disc et du MP3, de l’appétence de publics voyants pour le livre enregistré dans certains pays et pas dans d’autres. « Une des raisons pour lesquelles le livre audio était mal perçu en France jusqu’à il y a quelques années, est que nous n’aimons pas les éditions abrégées. Or, avant, nous étions contraints de faire court par la durée des disques, soixante-quatorze minutes », poursuit Valérie Lévy-Soussan. Les publics américain ou allemand n’ont pas eu cette antipathie pour les œuvres abrégées en format papier. Le livre audio « abrégé » s’y est donc naturellement développé plus tôt qu’en France – à la fois en termes d’audience et de catalogue. Autre barrière, celle de l’éducation. Comme le souligne justement Valérie Lévy-Soussan, en France, « jusqu’à huit ans on trouve cela normal qu’un enfant écoute des livres, puis dès qu’il sait lire, ça s’arrête ». Il y a d’ailleurs, depuis longtemps, une offre française tout à fait qualitative de livres audio destinés aux jeunes enfants qui ne savent pas encore lire, qui forment un marché séparé.


Retard, et opportunité

Les différences culturelles de pays à pays sont confirmées par les chiffres. D’après le baromètre Sofia, un peu moins de 12 % du public français de plus de 14 ans a déjà écouté un livre audio, contre 50 % des Américains de plus de 12 ans, selon les chiffres de l’association des éditeurs de livres audio aux États-Unis (APA). Les acteurs français du secteur perçoivent clairement ce retard relatif comme une opportunité : pour preuve, les investissements réalisés depuis une dizaine d’années, avec une croissance phénoménale du catalogue d’œuvres francophones disponibles. Le constat général est qu’il y a un alignement d’éléments permettant le développement du marché français du livre audio : la technologie le permet, les Français sont équipés via leur téléphone, leur tablette ou leur ordinateur, et les jeunes marquent leur appétence pour ce format. Il faut encore, pour que ce secteur continue de croître, que l’offre satisfasse le public, qui est également sollicité par les podcasts, les jeux en ligne, ou encore les plateformes de streaming de musique. « Il y a une question d’offre : plus le catalogue varie, plus on atteint une clientèle étendue. Il faut produire des livres audio qui correspondent à ce que le public achète au quotidien en librairie », résume Valérie Lévy-Soussan. Roman, livre pratique, ouvrages de vulgarisation scientifique ou historique, science-fiction : rien n’échappe désormais au livre audio.

Au total, l’on compte à ce jour en France une soixantaine d’éditeurs de livres audio, dont certains sont spécialisés dans ce format, et d’autres non. Après Hachette (Audiolib), Gallimard s’est également lancé, avec Madrigall. Parmi les autres acteurs, l’on peut par exemple citer Sixtrid, basé à Orléans ou encore Editis, qui a inauguré en 2018 sa marque de livres audio, Lizzie. Le développement d’outils comme « Livres », l’application de lecture d’Apple, pour accommoder le livre audio est salutaire : les éditeurs français de livres audio rencontrent régulièrement les représentants de la « marque à la pomme » pour définir la meilleure manière de mettre en avant les nouvelles œuvres. L’arrivée en 2017 de la plateforme dédiée au livre audio Audible, filiale d’Amazon, a créé l’événement. « Nous avons une relation double avec Audible : client et concurrent » explique Valérie Lévy- Soussan. « Il est indéniable qu’il y a eu un effet d’entraînement quand ils ont accéléré leur développement à partir de 2017. Ils ont compris qu’il n’y avait pas suffisamment de livres audio en français et se sont mis à acheter des droits et à devenir éditeurs. »


Les pionniers

Le livre audio francophone, s’il partait de loin avant 2008, ne partait pas de nulle part, bien au contraire. Aucune description du paysage français du livre audio francophone ne serait complète sans la présentation de ses pionniers, et particulièrement Les Éditions des Femmes et Frémeaux. Les Éditions des Femmes ont ainsi réalisé un travail remarquable, dès 1980, pour que des femmes qui ne savaient pas lire aient accès à la culture par oral. « On n’a peut-être pas encore commencé à penser la voix », disait alors, prophétique, Antoinette Fouque, pilier des Éditions des Femmes, à l’origine du lancement des livres enregistrés pour cette maison.
Frémeaux, le label de production musicale de Patrick Frémeaux, s’est lancé dans le livre audio par passion de l’histoire. « J’ai appris que les discours du général de Gaulle étaient édités aux Éditions de la Serpe, la maison d’édition reliée au Front National. Au vu de l’importance historique de ces discours pour la France, nous avons décidé de produire un coffret de CDs en reprenant tous les enregistrements », nous confie Patrick Frémeaux. C’était en 2000. « Grâce à vous, c’est tout un patrimoine sonore que nous retrouvons avec émotion », lui avait alors écrit Jacques Chirac. Depuis, Frémeaux poursuit sa quête d’enregistrements rares et précieux. Il a ainsi retrouvé, avec l’aide des héritiers et plus particulièrement de son petit-fils Nicolas, des enregistrements de livres de Marcel Pagnol par lui-même. Frémeaux a également beaucoup travaillé avec l’Ina. Quand aucun enregistrement privé ni archive de l’Ina n’est disponible, « nous enregistrons des grands textes lus par de grands artistes », explique Patrick Frémeaux. On songe notamment aux Essais de Montaigne lus par Michel Piccoli.

Né dans le « physique », l’avènement du « numérique » a représenté un tournant pour Frémeaux : « nous sommes devenus leaders du livre audio sur les catégories sciences humaines et philosophie. Notre chiffre d’affaires sur le livre audio se départage aujourd’hui entre 55 % sur le numérique et 45 % sur le physique ». Contrairement à d’autres maisons, Frémeaux a en effet maintenu la distribution physique. Même si « 95 % de son catalogue est disponible en numérique », elle conserve des relations privilégiées avec un réseau de 2 200 libraires qui vendent ses livres audio.

Le livre audio est devenu un terrain fertile pour les auteurs contemporains, auxquels les maisons d’édition font souvent appel pour lire leurs propres œuvres. Comme l’explique Patrick Frémeaux, même s’il se spécialise, de son propre aveu, « dans les auteurs morts », « tout dépend si l’auteur est un bon diseur ou pas, mais s’il a un minimum de technique de diction, il a toute légitimité à incarner le texte » ; et de raconter que « quand Camus lit Caligula, il fait rire la salle : il veut que ce soit humoristique. Je ne l’aurais pas su sans l’avoir entendu ! »


« Je me suis réconciliée avec mon texte »

L’autrice Léonor de Récondo a une expérience particulièrement intéressante en la matière, puisque ce n’est pas son éditeur – Sabine Wespieser – qui a édité ses livres audio. « Pour ma maison d’édition, cela a représenté un gain financier », explique-telle, puisqu’il y a eu transfert de droits. Les frais d’enregistrement, de mise en avant et de communication ont été pris en charge par ses éditeurs audio. Les maisons d’éditions moins équipées peuvent ainsi rentabiliser leur catalogue sans faire les investissements, forcément importants, requis par le livre audio. Le premier livre de Léonor de Récondo à avoir été enregistré était Pietra Viva. L’éditeur, Sixtrid, avait demandé au comédien Lazare Herson-Macarel d’en faire la lecture. Léonor de Récondo est venue au livre audio avec son quatrième ouvrage, Amours : « mon premier enregistrement d’un de mes livres est arrivé très naturellement, grâce au directeur de Sixtrid : Pietra Viva était déjà sorti chez eux. Un jour, il m’a demandé si ça m’intéresserait d’enregistrer Amours, j’ai dit oui ! » Elle en garde un souvenir qu’elle juge fondateur : « Amours était sorti en format papier en janvier 2015. Nous avons enregistré le livre audio en juin 2015. Avant l’enregistrement, j’avais une relation difficile avec le livre : j’avais l’impression qu’à force d’en parler pour le promouvoir, j’avais essoré, vidé le texte. Nous l’avons finalement enregistré en une seule journée, au lieu des deux jours prévus, et quand je l’ai parcouru à nouveau pendant l’enregistrement, dans sa linéarité et dans son intégrité, j’ai eu l’impression qu’il s’était “re-gorgé” de vie. Je me suis réconciliée avec mon texte. » Quatre ans plus tard, Léonor de Récondo a enregistré avec Audiolib Manifesto, son troisième roman, une auto-fiction très intime retraçant les derniers instants de son père : « s’il y avait un texte que je voulais lire, c’était bien celui-là ! »


Festivals !

Grâce au renouvellement et à la qualité de l’offre, des évènements sont désormais dédiés au livre audio. Le festival organisé chaque année à Strasbourg par l’association La Plume de Paon, est la référence en la matière. Sur une semaine, l’association fait le tour du livre audio, avec des lectures à voix haute, des présentations par des auteurs, des castings de voix. « C’est un festival, et pas un salon », nous confie Cécile Palusinski, présidente de l’association, en ajoutant que « les éditeurs sont néanmoins présents au travers d’ateliers. Nous avons aussi des rencontres professionnelles ». Ainsi, pour l’édition 2019, La Plume de Paon avait organisé, entre autres, une conférence sur l’état des lieux du livre audio en France, et une autre sur le marché américain, présentée par l’association des éditeurs de livres audio aux États-Unis (APA). Cécile Palusinski souligne que le livre audio francophone a énormément de succès à l’étranger : « le rayonnement de la langue française peut aussi passer par là : nous avons des auteurs qui circulent ainsi à travers le monde. Le livre audio peut être un outil d’apprentissage du français à l’étranger. Si tout va bien, en mai, nous organiserons les premières rencontres francophones du livre audio ». En une petite dizaine d’années, le livre audio francophone a parcouru un chemin remarquable, et permet désormais à des publics rajeunis de lire encore davantage, en voiture, en jardinant, en dessinant, en marchant dans la rue, dans les transports publics. Le travail de tous les professionnels du secteur, par l’enrichissement du catalogue, permet aux Français d’écouter-lire ce qu’ils souhaitent : romans classiques ou contemporains, œuvres documentaires, ouvrages de vulgarisation scientifique, de développement personnel, d’histoire : le livre audio n’a plus de limites. Ce faisant, les œuvres et leurs auteurs ont une nouvelle voix. Comme le dit Léonor de Récondo : « plus la littérature s’empare de formes nouvelles, plus l’œuvre existe ».


Le confinement imposé a été bénéfique pour le livre audio, avec une augmentation moyenne de 45 % sur la période par rapport à début mars pour Audiolib, notamment. Il est cependant difficile d’affirmer si cette augmentation est due à l’arrivée de nouveaux clients, ou à davantage d’actes d’achat de la part de clients déjà existants. À noter, le succès d’œuvres au format audio dont le thème était lié à la pandémie, telles que La Peste d’Albert Camus, éditée par Gallimard, et dont plus de 4 000 exemplaires ont été téléchargés en mars.

> Lien vers l'article– pdf
> Lien vers la lettre Astérisque n°65 – pdf